Partout, tout le temps, les miroirs ne nous disent pas qui nous sommes, mais où, nous sommes. L'addition totale des coups d'œil dans un miroir ne racontent pas des histoires, mais une géographie. Les atomes crochus et coupants des miroirs tracent des cartes sans légendes, des cartes aveugles, qui nous grandissent l'espace cadré d'un instant avant que de faire disparaître le monde dans notre dos. Comme les mirages dans le désert, ils ont toujours raison de nous qui doutons. Qu'ils disent blanc ou qu'ils disent noir peu importe ! Ce qui est envisagé par leur reflet est toujours ce que je veux entendre ; il suffit de s'attarder un peu. Le tain du miroir est une pierre de magnésie.
Dès l'abord il est comme soi-même dans l'illustre comédie de la séduction. Son champs existentiel vite limité agit comme un booster sur l'écarlate égo gisant au milieu de la figure. L'accueil du miroir nous fait perdre la tête, qui roule jusque par-terre dans la boue et la poussière dont elle est aussi pleine. Son apparent confort nous donne souvent des ailes. Il rehausse tout le corps, le porte vers les cimes et invente un ciel trop bas. Le miroir divinise. Il aimante le visage, sacralise ses contours, adoube ses détails. Il touche avec grâce tout ce qui s'y rapporte, nimbe d'une auréole — fut-elle amère et tressée de haine de soi — le moindre trait pourvu qu'il soit nôtre. On passe très vite de l'apparence au divinatoire sans se douter toujours qu'il attaque aussi en profondeur ; il suffit de s'attarder un peu. Le petit moi cadré gît dans sa cour carrée comme un roi couronné, comme un émir au centre de son harem empli de faces cachées. Il se mire et s'admire, mise sur le présent et remise sur l'avenir. Des phrases tombent comme des mouches. Des fiertés, des admonestations, des rituels et des fantaisies se mêlent et s'empilent comme dans un local-poubelles. Tout est pour moi, se dit le moi face à lui-même. Tout ça c'est pour moi. Tout ce moi-là, et il n'y a que moi dans le joli cadre doré de ce miroir. Le monde s'évapore. Où est la maison, où est la rue de la maison, où sont les échos de la cité ? Où sont les gens, où sont les proches, où est l'être aimé dans ce recadrage permanent ? Dans ce travelling-avant, ce travelling-amant de soi ?
Les miroirs ne sont pas des apparitions. Ce ne sont pas des loges creuses pour les fantômes et les vampires, ni pour les enfants pris dans les limbes. Ce ne sont que des machines froides à tout faire disparaître. Le joug du miroir est une gifle au vitriol. Il ronge littéralement à l'acide tout ce qui est autour de son petit point d'interrogation. C'est l'Image par excellence, le mensonge attribut, le lit de la peur. Où sont donc, bêtement, les bras, les mains et là les hanches ? Où sont les jambes et les pieds ? Où sont les organes digestifs et les organes sexuels, dans ce minuscule face à face entrepris avec tout miroir ? Rien. Nulle part. On n'est guère plus avancé. On ne fait que constater, par longitude et latitude, où l'on est et non où l'on en est. Se regarder aussi intensément n'aide guère à se connaître soi-même. Mieux vaut se rendre au bord de la mer, ou cultiver son jardin. Il sera donc juste, et peu surprenant, qu'un beau matin les miroirs disparaissent comme disparurent, ici et ailleurs, les dinosaures, les dodos, les guillotines et les banquises superfétatoires…
VAGUE DE PAPIER SUR LES CORRESPONDANCES ÉLECTRIQUES
Tout a une faim. Et j'ai une bonne demi-douzaine de chiens aboyant-famine aux crocs longuement plantés dans mes mollets. Je suis en colère. Contre moi-même. Je passe mes jours dans la jungle électrique à retourner ma tête dans tous les sens ; le mot de torticolis n'ayant plus le moindre sens pour un cortex défaisant sans trêve la nasse grise de ses méandres. Je vais rentrer sous ma tente. Et peu importe que j'y découvre un désert plutôt que des tentures achéennes et des coussins moelleux… Il n'y a plus de secret. Je dois retourner mes miroirs et entrer méthodiquement dans la nuit. Depuis quelques mois déjà, les espions de La Société Universelle de la Fiction enquêtent sur mon sujet. Leurs rondes silencieuses ont porté leurs pas jusque dans mes rêves sourcilleux, et je crois entendre des murmures et des sons électriques de l'autre côté du mur. Je crois qu'ils se penchent désormais sur mon épaule, comme des anges déchus ou des fantômes. Et ce n'est rien de dire que le sang frais de ce lieu se voit menacé d'ores et déjà d'un crime microbiologique… Le jour précis de son premier anniversaire, le blog du correspondancier est donc menacé —tel un récif corallien près les côtes australiennes— par un immodéré et immérité retour à la fiction, au papier, aux savanes d'encres, aux savantes ratures et aux mille et uns cafés. Il y a désormais un grand péril de déperdition uni-globale de diversité biologique en germe parmi ces lignes, et mes stocks de résistance diminuent à vue d'œil comme ce silence grandit. Nul ne peut dire si quelque prurit électronique fils de l'addiction et de la désinvolture ne me forceront pas la main dans le sens d'épisodiques retours ? Comment savoir. Le pire n'est pas toujours sûr. Néanmoins, ma voix ne sera longue que dans le désert blanc, et je ne peux laisser pour l'instant qu'un souci d'explorateur à mes fidèles lecteurs. Acceptez donc parmi mes remerciements sincères, cet indéfinitif claquement de porte, et les modestes clics spatio-temporels qui vont avec. À bientôt donc, ici ou là…
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