VAGUE DE PAPIER SUR LES CORRESPONDANCES ÉLECTRIQUES



Tout a une faim. Et j'ai une bonne demi-douzaine de chiens aboyant-famine aux crocs longuement plantés dans mes mollets. Je suis en colère. Contre moi-même. Je passe mes jours dans la jungle électrique à retourner ma tête dans tous les sens ; le mot de torticolis n'ayant plus le moindre sens pour un cortex défaisant sans trêve la nasse grise de ses méandres. Je vais rentrer sous ma tente. Et peu importe que j'y découvre un désert plutôt que des tentures achéennes et des coussins moelleux… Il n'y a plus de secret. Je dois retourner mes miroirs et entrer méthodiquement dans la nuit. Depuis quelques mois déjà, les espions de La Société Universelle de la Fiction enquêtent sur mon sujet. Leurs rondes silencieuses ont porté leurs pas jusque dans mes rêves sourcilleux, et je crois entendre des murmures et des sons électriques de l'autre côté du mur. Je crois qu'ils se penchent désormais sur mon épaule, comme des anges déchus ou des fantômes. Et ce n'est rien de dire que le sang frais de ce lieu se voit menacé d'ores et déjà d'un crime microbiologique… Le jour précis de son premier anniversaire, le blog du correspondancier est donc menacé —tel un récif corallien près les côtes australiennes— par un immodéré et immérité retour à la fiction, au papier, aux savanes d'encres, aux savantes ratures et aux mille et uns cafés. Il y a désormais un grand péril de déperdition uni-globale de diversité biologique en germe parmi ces lignes, et mes stocks de résistance diminuent à vue d'œil comme ce silence grandit. Nul ne peut dire si quelque prurit électronique fils de l'addiction et de la désinvolture ne me forceront pas la main dans le sens d'épisodiques retours ? Comment savoir. Le pire n'est pas toujours sûr. Néanmoins, ma voix ne sera longue que dans le désert blanc, et je ne peux laisser pour l'instant qu'un souci d'explorateur à mes fidèles lecteurs. Acceptez donc parmi mes remerciements sincères, cet indéfinitif claquement de porte, et les modestes clics spatio-temporels qui vont avec. À bientôt donc, ici ou là…


dimanche 19 octobre 2008

LA COMMUNICANTE





(image d'Emmanuel Georges)

Le ciel vient de prendre cette très précise couleur de prune. Et il y a cet homme, là-bas, quelque part en face qui le regarde à l'instant même. Hiéroglyphiquement assis sur un semblable coin de plage atlantique ou bien entré, lui aussi, dans l'eau jusqu'à la taille, l'homme doit avoir ce même regard, ce type d'abandon ; son corps noir plus ou moins fondu dans les eaux crépusculaires. Son visage est penché, qui ondule au gré des flots comme un vulgaire bout de bois. Leurs yeux à tous deux sont bordés de limites, d'insondable. Ils imaginent pourtant des réciproques, des rotondités terrestres, des correspondances. Portées de loin par à-coups volontaires entre les arpents de deux côtes opposées, l'arcade sourcilière ouverte des vagues déroule et communique cette volonté de symétrie entre deux hommes qui, même s'ils ne se connaîtront jamais, naissent soudain, ici et maintenant, à un idem sentiment, une seule onde.
L'homme sur l'image, et l'autre homme qui est aussi une image, plongent ensemble dans cette tentation qui s'offre, ce rêve de large et cette part de bleu profond où le cerveau navigue toujours à satiété. Basculant par-dessus les longitudes marines il est là, il existe ce lien transparent, ce courant sur-marin prouvant l'existence physique d'un axe, d'un arbre aussi proliférant qu'invisible. Les deux hommes se regardent donc sans se voir. Entre leurs yeux contigus s’écoule un horizon gorgé d'alluvions métaphoriques : pensers incertains, questions en spirales, peurs antiques et esprit de conquête en suspens… L'écume des vagues qui, peu à peu, tisse leurs visages n'est que l'écume de l'Histoire et l'écume des Hommes. Le besoin du désir et le désir du besoin les accoutrent ensemble de mèches blanches salines, de rides orbiculaires, de gestes marins et de réflexes de vieux loups.
Tout en eux transpire désormais vers un demain, vers une pêche miraculeuse. Tout transparaît qui se transporte sur l’échine armillaire des ondes. Ce qui ici, chez l'un traverse l'esprit d'en face, est tenu là-bas en phase, chez l'autre, par effet transi de ricochets. Ils sont la cime et la racine du même l'arbre. Faisant l'anatomie des tranches bleues, la vague communicante fait du surf sous-marin parmi les nuages verdâtres de plancton, les pluies de méduses violacées et les bans d'exocets vif-argent. Elle escalade ensuite les marches inégales des haut-fonds, pour faire surface sur la rive opposée, et grimper jusqu'aux linéaments des deux visages pour aussitôt repartir en arrière et amorcer, en sens inverse, le même, le différent, le physique long voyage.
Entre deux rives, entre deux baies abritées et deux fragments de vie écrits sur du vent, la figure et le nom d’Ulysse, fils d'Ithaque, transpirent toujours, fantomatiques sur la mer couleur de vin, — dans une lettre à Wilhelmine, Heinrich von Kleist évoque cet anodin " bois flotté " qui, malheureusement, créa Christopher Colombus.