Les lectures critiques de Georges Poulet sont tellement brillantes, que la plupart du temps elles font mal aux yeux. Il est impossible de lire un article des Études sur le temps humain, ou des Métamorphoses du cercle sans être atteint par quelque éclat de verre. La pertinence de ses analyses finit vite par labourer l'intellect et à ensemencer la mémoire. Ces forages dans les œuvres sont des tiques dorées qui se plantent illico dans notre rétine, là où gisent l'artère du cerveau et les stigmates de nos aveuglements. Georges Poulet lit et critique les œuvres de la Bibliothèque classique française en brassant les correspondances dans un sens maritime ; organisant le train des vagues, allongeant les crêtes, feuillant l'écume des détails à l'argent.
À l'instar de ces grands chefs d'orchestres dont on dit — pour les avoir vu à l'œuvre —, qu'ils ont " la partition dans la tête " et non " la tête dans la partition ", la pensée critique de Georges Poulet parvient à épouser de loin celle de ses lectures, comme ailleurs les efforts et les affres du Montaigne des Essais, du Burton de L'Anatomie de la mélancolie. La critique agit comme une écriture parallèle indiquant, telles des poutres au plafond, les perspectives et les points de fuite irréductibles à son propre point de vue. S'il est aussi chercheur d'or, l'orfèvre-lecteur est avant tout un d'ordre et parallaxe. Le mélange est à la fois simple, et savant : « Ainsi l'objectivité, loin d'être une discipline acquise chez Flaubert, est un état naturel, le seul vraiment naturel de sa pensée. S'il ne se réalise pleinement qu'en des instants exceptionnels, c'est que
L'homme n'est fait pour goûter chaque jour que peu de nourriture, de couleurs, de sons, de sentiments, d'idées.»
Ne variant l'intensité du propos de l'auteur étudié que par une inflexion mineure du corps typographique, la compréhension des deux textes se fait donc simultanément. Le texte étudié est inclus à l'étude même, jusqu'à parvenir un véritable ensemble qui évite les écueils fréquents de l'empathie, du pastiche ou de la mise en abyme. Sans que le sens ni la syntaxe ne pâtissent, le texte critique ne fait pas corps avec le texte critiqué. Il le touche, l'effleure, le palpe cliniquement sans peser ; il ne s'agit pas d'un corps à corps. Dans le cabinet de Georges Poulet, l'intelligence du texte étudié semble littéralement/littérairement nourrir lecture et écriture. C'est un style de lire qui se fait livre, un art de l'augmentatif qui nous juche sur ses épaules pour nous faire voir plus loin. Un art de la joie, même lorsqu'il envisage les chagrins, les guignons violents des romantiques. Cet art de la lecture doit plus à l'invention du stéthoscope qu'à la cathèdre universitaire. Appuyant son œil critique comme une écoute à la poitrine du corpus entier des auteurs, le Professeur — ou plutôt le docteur — Georges Poulet sait aussi se faire pilote-navigateur, caboteur, ricochet vertical entre les pages accumulées de la bibliothèque, ces murs végétaux qui effraient tant le commun des mortels passagers. Il prend l'espace de l'œuvre et le temps de la lire. Il ausculte en silence, prend le pouls de chaque opus, chapitre après chapitre, thème après thème, phrase après phrase, et s'il conclut en établissant un diagnostique, c'est intellectuellement que l'on relève la tête avec lui.
Comme l'image à la révélation du négatif, le sens littéraire — ce sas d'entrée et de sortie des œuvres qui nous fait trop souvent défaut—, en sa compagnie, vire au vif comme au vivifiant. Saisissant à pleines mains ce qui s'écoule comme de l'eau, le sens de l'œuvre devient translucide, voire transfusable à l'état de sang neuf.
VAGUE DE PAPIER SUR LES CORRESPONDANCES ÉLECTRIQUES
Tout a une faim. Et j'ai une bonne demi-douzaine de chiens aboyant-famine aux crocs longuement plantés dans mes mollets. Je suis en colère. Contre moi-même. Je passe mes jours dans la jungle électrique à retourner ma tête dans tous les sens ; le mot de torticolis n'ayant plus le moindre sens pour un cortex défaisant sans trêve la nasse grise de ses méandres. Je vais rentrer sous ma tente. Et peu importe que j'y découvre un désert plutôt que des tentures achéennes et des coussins moelleux… Il n'y a plus de secret. Je dois retourner mes miroirs et entrer méthodiquement dans la nuit. Depuis quelques mois déjà, les espions de La Société Universelle de la Fiction enquêtent sur mon sujet. Leurs rondes silencieuses ont porté leurs pas jusque dans mes rêves sourcilleux, et je crois entendre des murmures et des sons électriques de l'autre côté du mur. Je crois qu'ils se penchent désormais sur mon épaule, comme des anges déchus ou des fantômes. Et ce n'est rien de dire que le sang frais de ce lieu se voit menacé d'ores et déjà d'un crime microbiologique… Le jour précis de son premier anniversaire, le blog du correspondancier est donc menacé —tel un récif corallien près les côtes australiennes— par un immodéré et immérité retour à la fiction, au papier, aux savanes d'encres, aux savantes ratures et aux mille et uns cafés. Il y a désormais un grand péril de déperdition uni-globale de diversité biologique en germe parmi ces lignes, et mes stocks de résistance diminuent à vue d'œil comme ce silence grandit. Nul ne peut dire si quelque prurit électronique fils de l'addiction et de la désinvolture ne me forceront pas la main dans le sens d'épisodiques retours ? Comment savoir. Le pire n'est pas toujours sûr. Néanmoins, ma voix ne sera longue que dans le désert blanc, et je ne peux laisser pour l'instant qu'un souci d'explorateur à mes fidèles lecteurs. Acceptez donc parmi mes remerciements sincères, cet indéfinitif claquement de porte, et les modestes clics spatio-temporels qui vont avec. À bientôt donc, ici ou là…
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