VAGUE DE PAPIER SUR LES CORRESPONDANCES ÉLECTRIQUES



Tout a une faim. Et j'ai une bonne demi-douzaine de chiens aboyant-famine aux crocs longuement plantés dans mes mollets. Je suis en colère. Contre moi-même. Je passe mes jours dans la jungle électrique à retourner ma tête dans tous les sens ; le mot de torticolis n'ayant plus le moindre sens pour un cortex défaisant sans trêve la nasse grise de ses méandres. Je vais rentrer sous ma tente. Et peu importe que j'y découvre un désert plutôt que des tentures achéennes et des coussins moelleux… Il n'y a plus de secret. Je dois retourner mes miroirs et entrer méthodiquement dans la nuit. Depuis quelques mois déjà, les espions de La Société Universelle de la Fiction enquêtent sur mon sujet. Leurs rondes silencieuses ont porté leurs pas jusque dans mes rêves sourcilleux, et je crois entendre des murmures et des sons électriques de l'autre côté du mur. Je crois qu'ils se penchent désormais sur mon épaule, comme des anges déchus ou des fantômes. Et ce n'est rien de dire que le sang frais de ce lieu se voit menacé d'ores et déjà d'un crime microbiologique… Le jour précis de son premier anniversaire, le blog du correspondancier est donc menacé —tel un récif corallien près les côtes australiennes— par un immodéré et immérité retour à la fiction, au papier, aux savanes d'encres, aux savantes ratures et aux mille et uns cafés. Il y a désormais un grand péril de déperdition uni-globale de diversité biologique en germe parmi ces lignes, et mes stocks de résistance diminuent à vue d'œil comme ce silence grandit. Nul ne peut dire si quelque prurit électronique fils de l'addiction et de la désinvolture ne me forceront pas la main dans le sens d'épisodiques retours ? Comment savoir. Le pire n'est pas toujours sûr. Néanmoins, ma voix ne sera longue que dans le désert blanc, et je ne peux laisser pour l'instant qu'un souci d'explorateur à mes fidèles lecteurs. Acceptez donc parmi mes remerciements sincères, cet indéfinitif claquement de porte, et les modestes clics spatio-temporels qui vont avec. À bientôt donc, ici ou là…


lundi 8 septembre 2008

AU DOS DU MIROIR

La peau du visage nous reflète en permanence, sauf dans le noir. Le reste du temps les autres ont notre visage à regarder, à capter, à élucider, à garder en eux, mais pas nous. Passées les étapes mécaniques du lever, on ne voit plus que ses propres mains prendre le jour à bras le corps. La lumière domestique nous épouse et nous colore jusqu'au soir. Au cours de la journée conduite par des constats physiques, le regard croise ici ou là un mollet, un orteil, un genou — beaucoup les mains et les avant-bras —. Et c'est tout. Forçant un peu sur ses globes oculaires, on parvient certes à observer quelques infimes parties du visage : amorce des joues, proue du nez, orbe des lèvres… Mais on aura beau faire, n'étant pas girafe, nul au monde ne peut voir son dos, et c'est précisément l'idée du dos, son absence prégnante, son arche muette qui engendrera l'acte du miroir dans le puits du jadis ; une mise en mouvement, d'une idée, dans un espace.
Évoluant toujours parmi des eaux primitives, notre vieux corps conserve une musculature enclavée, convexe et due à sa position étale sur la Terre depuis les siècles des siècles. Depuis son antédiluvien dérapage sur les flaques boueuses du rivage, ses contorsions grégaires l'ont toujours porter vers l'eau — quoi d'autre —, vers l'horizontalité des eaux et cette volonté concrète, incompréhensible, abstraite de l'eau à refléter le visage. Le choc mental engendré par un fragment de corps glissant par-dessus de l'eau lisse est encore et toujours, ici et maintenant, incrusté dans le geste de base du miroitier, dans l'abîme dynamique vrillé dans l'œil qui se mire. C'est plat. Ce que je voit est tout plat, et comme je ne sais pas en faire le tour je fore vers l'intérieur et me dévore moi-même. L'hypothèse déductive et contractive du visage, de sa révélation permanente et de ses métamorphoses postule ce que partout ailleurs, partout autour l'on nomme force des choses, et qui ne parvient jamais à boucher ce trou béant que demeure l'existence sourde du dos. L'idée d'un autre soi-même peut survenir. Celle d'un soi fantôme, d'un soi tombé par-derrière le cou et les épaules et comme enfui au loin, enfoui vers le bas, évoluant de manière considérable en absolvant des bras, en rentrant des membres, en cachant des armes restées là, menaçantes, dans le saint des saints du système nerveux central. Les germes de la fiction gisent comme des trous noirs dans les déficits du miroir.
Il y a un ordre du dos comme il y a un ordre du jour ou un ordre du monde. Historiquement c'est un mouvement quasi continu qui nous a poussé vers le haut, sans cesser jamais de mettre en relief la lumière noire du sol, de la terre, du fin-fond enterré qui est la pente naturelle de l'Homme. C'est un système de régulation incorporé et définitif, un terreau commun à tous les animaux, et qui demeure relié à son attache première, à cette aire, à cette berge boueuse, à cette plage liminaire doucement inclinée vers l'horloge infinie de la mer. La mer nuit permanente. La mer toujours là. La mer cette consolante éternelle. La mer, et son miroir sans dos.