VAGUE DE PAPIER SUR LES CORRESPONDANCES ÉLECTRIQUES



Tout a une faim. Et j'ai une bonne demi-douzaine de chiens aboyant-famine aux crocs longuement plantés dans mes mollets. Je suis en colère. Contre moi-même. Je passe mes jours dans la jungle électrique à retourner ma tête dans tous les sens ; le mot de torticolis n'ayant plus le moindre sens pour un cortex défaisant sans trêve la nasse grise de ses méandres. Je vais rentrer sous ma tente. Et peu importe que j'y découvre un désert plutôt que des tentures achéennes et des coussins moelleux… Il n'y a plus de secret. Je dois retourner mes miroirs et entrer méthodiquement dans la nuit. Depuis quelques mois déjà, les espions de La Société Universelle de la Fiction enquêtent sur mon sujet. Leurs rondes silencieuses ont porté leurs pas jusque dans mes rêves sourcilleux, et je crois entendre des murmures et des sons électriques de l'autre côté du mur. Je crois qu'ils se penchent désormais sur mon épaule, comme des anges déchus ou des fantômes. Et ce n'est rien de dire que le sang frais de ce lieu se voit menacé d'ores et déjà d'un crime microbiologique… Le jour précis de son premier anniversaire, le blog du correspondancier est donc menacé —tel un récif corallien près les côtes australiennes— par un immodéré et immérité retour à la fiction, au papier, aux savanes d'encres, aux savantes ratures et aux mille et uns cafés. Il y a désormais un grand péril de déperdition uni-globale de diversité biologique en germe parmi ces lignes, et mes stocks de résistance diminuent à vue d'œil comme ce silence grandit. Nul ne peut dire si quelque prurit électronique fils de l'addiction et de la désinvolture ne me forceront pas la main dans le sens d'épisodiques retours ? Comment savoir. Le pire n'est pas toujours sûr. Néanmoins, ma voix ne sera longue que dans le désert blanc, et je ne peux laisser pour l'instant qu'un souci d'explorateur à mes fidèles lecteurs. Acceptez donc parmi mes remerciements sincères, cet indéfinitif claquement de porte, et les modestes clics spatio-temporels qui vont avec. À bientôt donc, ici ou là…


vendredi 26 septembre 2008

LE DIMORPHISME DES PAPILLONS












(image d'Emmanuel Georges)
Le ciel vient de prendre cette très précise couleur de prune. Les bras enroulés autour des genoux, il se tient assis face à la baie. Comme chaque soir depuis une semaine, les papillons ont déboulé sur la plage dans un mouvement physique de glacier, de lave incandescente, d'atavisme aussi vieux que les montagnes et les fleuves alentour. Marathoniens du long du jour, ils se rejoignent aux heures creuses des horloges humaines, versent dans le sens de la plage et envahissent avec une régularité cosmique la ligne de partage des éléments. Ils jaillissent des dunes comme de minuscules fauves, coulent par-dessus les herbages et viennent coaguler en ce point précis de la plage, en cette heure exacte où le soleil plonge la tête sous l’eau tiède.

Couleurs primaires malaxées dans une coupe longitudinale de l'air : jaune citron pour les femelles, bleu roi pour les mâles, le dimorphisme de cette espèce lépidoptère semble être le seul phénomène capable de supplanter la splendeur du soir d'été. Cinématographique, toute en largeur et pile au niveau des yeux, la scène se développe au ras de l'onde en frisant avec l'écume amuie sur la grève. Entre l'ombre et la lumière, entre le sec et le l'humide, la fin du jour et la naissance de la nuit c'est une masse bicolore qui, rapidement, forme un volume tangible au-dessus de la laisse de mer. Un nuage fixe, une aile d'avion bicolore qui se fige rituellement là où, circulant, toutes les vagues naissent et meurent telles des actrices de théâtre.
La scène — hypnotique —, commence de brouiller sa vue et l'homme, assis les bras enroulés autour des genoux, se fond peu à peu dans ce fragment du paysage animé. Mue par une existence propre, la nuée de papillons semble elle aussi attirée par le grand large et les propositions de l'horizon décomposé. Au plein cœur de la masse comme à sa périphérie, les vols saccadés de chaque couple animal reproductif est à la fois tempéré et excité par l’uniformité de l'ensemble de cette aile immense ressemble de plus en plus à un œil unique, glauque, jaune et bleu scintillé par d'innombrables variétés de verts…

C'est l'instant qu'ils choisissent tous deux pour avancer dans l’horizon. L'un après l'autre ils s'enfoncent dans le paysage en déclenchant un frisson de la mer. Littéralement électrifiée par la présence humaine, la molle masse des insectes se lance à sa poursuite et fond sur lui comme une averse de grêle. De l’eau jusqu’à mi-cuisses, l'homme n'avance plus et se fige à son tour. Par une danse inversée des sept voiles, il est aussitôt pris dans un étau de soie et de verre brisé qui l'enveloppe et l'attaque en même temps. Dégageant autant de chaleur et d'énergie que des vers affamés par un cadavre-jardin, l'œil géant s'est transformé en bouche géante, et son chaos frissonne violemment dans l'azur, son crépitement d'ailes assourdit les vagues et les immediaciones de la baie qui s'empourpre.

Subit et sûr, tout autour du baigneur interdit le geste enveloppant des lépidoptères se déploie en longs rubans bicolores. C'est lui, debout et immobile, entamé, qui est devenu leur ensemble. Très vite les papillons sont attirés par les yeux, par les lèvres, par les ailes du nez et toutes les cavités inégales du corps. Autour des aisselles, des aines et des omoplates, dans le dos, le long des cuisses et entre les doigts, le mouvement s'amplifie et gagne les fesses comme les parties génitales. L'armée volante semble chercher encore et toujours de nouveaux axes de circulation. Le rubans jaunes et bleus forent à travers le corps, dessinent des spirales convulsives sur le ventre et la poitrine, traçant des corolles autour des genoux, des coudes et des épaules. Le sacrifice s'achève par une lente circumnavigation au-dessus de la tête, où la masse papillonnante, à grands coups de flammes diaprées, hausse son mouvement d'épée jusqu’à totale disparition du corps.