VAGUE DE PAPIER SUR LES CORRESPONDANCES ÉLECTRIQUES

Tout a une faim. Et j'ai une bonne demi-douzaine de chiens aboyant-famine aux crocs longuement plantés dans mes mollets. Je suis en colère. Contre moi-même. Je passe mes jours dans la jungle électrique à retourner ma tête dans tous les sens ; le mot de torticolis n'ayant plus le moindre sens pour un cortex défaisant sans trêve la nasse grise de ses méandres. Je vais rentrer sous ma tente. Et peu importe que j'y découvre un désert plutôt que des tentures achéennes et des coussins moelleux… Il n'y a plus de secret. Je dois retourner mes miroirs et entrer méthodiquement dans la nuit. Depuis quelques mois déjà, les espions de La Société Universelle de la Fiction enquêtent sur mon sujet. Leurs rondes silencieuses ont porté leurs pas jusque dans mes rêves sourcilleux, et je crois entendre des murmures et des sons électriques de l'autre côté du mur. Je crois qu'ils se penchent désormais sur mon épaule, comme des anges déchus ou des fantômes. Et ce n'est rien de dire que le sang frais de ce lieu se voit menacé d'ores et déjà d'un crime microbiologique… Le jour précis de son premier anniversaire, le blog du correspondancier est donc menacé —tel un récif corallien près les côtes australiennes— par un immodéré et immérité retour à la fiction, au papier, aux savanes d'encres, aux savantes ratures et aux mille et uns cafés. Il y a désormais un grand péril de déperdition uni-globale de diversité biologique en germe parmi ces lignes, et mes stocks de résistance diminuent à vue d'œil comme ce silence grandit. Nul ne peut dire si quelque prurit électronique fils de l'addiction et de la désinvolture ne me forceront pas la main dans le sens d'épisodiques retours ? Comment savoir. Le pire n'est pas toujours sûr. Néanmoins, ma voix ne sera longue que dans le désert blanc, et je ne peux laisser pour l'instant qu'un souci d'explorateur à mes fidèles lecteurs. Acceptez donc parmi mes remerciements sincères, cet indéfinitif claquement de porte, et les modestes clics spatio-temporels qui vont avec. À bientôt donc, ici ou là…
DU MOT MOINDRE ET DE QUELQUES UNS DE SES AVATARS LES PLUS COURANTS
Il y a tout un tas de choses à propos desquels il me serait rigoureusement impossible d'écrire le moindre mot, disait Luigi Éden-Théa. Je ne sais strictement rien des progrès de la médecine en Inde au XVIIème siècle… Je suis incapable de citer trois, deux voire un seul poète coréen contemporain… Je ne comprends rien aux effets climatiques déclenchés par ce El Niño et sa soi-disant petite sœur… Je ne parle pas japonais… Je ne parle pas peul… Je ne parle pas luxembourgeois et je ne parle même pas alsacien… Je ne sais pas faire la fameuse purée de Joël Robuchon… Je ne sais pas ouvrir les huitres… Et il y a tout un tas de livres dans ma bibliothèque que je n'ai pas lus jusqu'au bout, que je n'ai pas lus du tout, disait-il. Pourtant, pourtant ! sans vanité aucune, je sais bien que, même à partir de là —c'est-à-dire du rien, du vide du creux qui m'étreint à l'instant même— je pourrais écrire un truc, tout un texte —un textule— avec des pleins et des déliés dedans, des mots et des mots et des mots mis ensemble pour se faire plaisir, passer un petit moment entre amis à grignoter des tapas ou à boire l'apéritif autour d'une feuille blanche. Je le sais ça, disait Éden-Théa. J'ai ça dans les mains. Mais bien loin de m'en sentir toujours capable, nanti de je ne sais quelle forme de momerie littéraire digne d'un fort des halles je sais aussi que le contraire est vrai. Que je passe mon temps à écrire avec une gomme, à effacer, à brûler mes vaisseaux et à oublier d'écrire… C'est simplement le fait de jouer, c'est tout, disait-il. Il se fait qu'en ouvrant la bouche, en allumant l'ordinateur ou en pointant la plume je voie la possibilité d'un tapis se dérouler devant moi, celle d'un escalier surgir, et celles de phrases entières perforer la croûte épaisse du réel, et toutes armées jaillir de la cuisse du fragment ordinaire, de celle de la fraction de seconde ou de l'anfractuosité silencieuse. Il ne s'agit pas d'écrire à partir de l'impossible. Il ne s'agit pas de dire l'ineffable. Il s'agit juste de partir. De faire-fable. Et telle une puce sur un chien, il s'agit de sauter sur le moindre mot et de gagner son sang quotidien, disait-il.