
(image d'Emmanuel Georges)
(…) Les frères mendiants importèrent avec eux des graines et des plantes médicinales inconnues dans la région, ainsi que ces platanes d'Anatolie, dont les larges frondaisons protègent des férules solaires. Les malades demeuraient confinés derrière des murs épais et blancs de la maladrerie. Ils se protégeaient dans des intérieurs sombres et humides, où on s'appliquait à les baigner dans des baquets d'eau de mer entre deux prières. Selon les travaux de Don Juan Bartolomé, médecin du Duc de Santander, passés vingt cinq ans la plupart des cas nécessitait une immersion définitive dans l'eau marine. Les malheureux concernés vivaient donc le reste de leur existence, dans des tonneaux coupés en deux que l'on faisait rouler à travers les vastes salles de la maladrerie. Les frères les surnommaient des Bassins de Vénus. Gorgés de liquide salé, les corps malades ressemblaient à d'énormes batraciens sans pattes, mi-humain mi-poisson, complètement bouffis ou ratatinés contre les parois boisées. Les visages étaient en permanence recouverts d'une gaze humectée, et on ne pouvait que deviner leurs yeux blanchâtres, délavés et exorbités comme des billes de céramique blanche. Tous les soirs — été comme hiver —, dès le dernier rayon du soleil envisagé on les installait au bord de l'océan, sur la plage, face aux embruns ; ils y passaient parfois la nuit à la lueur de feux épais. Par force dénudés la plupart du temps, leurs corps difformes avaient jeté l’anathème sur l’espace et le temps tout autour d’eux. Les habitants de la région faisaient rouler les rumeurs en cercles concentriques. Les malades devenant tour à tour et selon les modes et les coutumes : des anomalies, des fous, des diables, des pestiférés, des damnés, des fantômes ou des monstres marins proches des poulpes des méduses et autres calamars géants des légendes maritimes (…)