
(image d'Emmanuel Georges)
(…) De l’avis général, l’air et l’eau sont très vite devenus tabou tout autour de la baie. On apprenait ça tout petit. Tout le monde se se promenait au large. Les bateaux faisaient même des écarts. On ne se baignait pas. On ne pêchait pas non plus. La vie marine locale était réduite au minimum sur la presqu'île. Pour les habitants, tout était contaminé depuis longtemps par la présence séculaire des malades. Maudits pour les uns, ces lieux étaient un havre pour les malades atteints du syndrome de L. Un orgelet sur la paupière de dieu, disait-on. Aujourd’hui, la côte la baie la grève et sa presqu'île sont des appréciés et fréquentés de tous. Le petit port est industrieux et la commune florissante. Tous les ans, sur la plage de la Concha, il y a un même un fameux festival de jazz. Au pied des monts asymétriques, on entend désormais résonner le sabir des langues européennes. Même en cherchant bien, on ne trouve aucune anecdote sur ce qui s'est passé ici, juste en face des bars et des restaurants. La grande bâtisse blanche est — évidement — devenue un hôtel de luxe avec suites, terrasses, piscines, spas etc. Ne demeure aucune trace physique de tous ces malades, de tous ces corps, de tous ces fragments de vies qui firent l'humus de la nature environnante. Pas de monument. Pas de plaque commémorative. Pas la moindre empreinte sensible sous le sable des générations. Car de famille en famille et d'âge en âge, les autochtones ont conservé, toujours, la propre habitude de ne jamais venir ici en gardant par-devers eux un puissant devoir de partition entre le pur et l'impur. Eux se retrouvent de l’autre côté de la presqu'île, quasiment hors de la baie, à l’ouest du petit port de pêche et dans un angle très précis du paysage, d'où l'on ne peut voir l'ancienne maladrerie. Du reste, le nom de L. n'est ici jamais prononcé. Et celui de Frai Pavon gisait — jusqu'ici —, coupé en deux dans un tonneau rempli d'eau de mer, quelque part au-delà de cet horizon couleur de prune, dans les oubliettes de la mémoire qu'on dit collective. R.I.P