VAGUE DE PAPIER SUR LES CORRESPONDANCES ÉLECTRIQUES



Tout a une faim. Et j'ai une bonne demi-douzaine de chiens aboyant-famine aux crocs longuement plantés dans mes mollets. Je suis en colère. Contre moi-même. Je passe mes jours dans la jungle électrique à retourner ma tête dans tous les sens ; le mot de torticolis n'ayant plus le moindre sens pour un cortex défaisant sans trêve la nasse grise de ses méandres. Je vais rentrer sous ma tente. Et peu importe que j'y découvre un désert plutôt que des tentures achéennes et des coussins moelleux… Il n'y a plus de secret. Je dois retourner mes miroirs et entrer méthodiquement dans la nuit. Depuis quelques mois déjà, les espions de La Société Universelle de la Fiction enquêtent sur mon sujet. Leurs rondes silencieuses ont porté leurs pas jusque dans mes rêves sourcilleux, et je crois entendre des murmures et des sons électriques de l'autre côté du mur. Je crois qu'ils se penchent désormais sur mon épaule, comme des anges déchus ou des fantômes. Et ce n'est rien de dire que le sang frais de ce lieu se voit menacé d'ores et déjà d'un crime microbiologique… Le jour précis de son premier anniversaire, le blog du correspondancier est donc menacé —tel un récif corallien près les côtes australiennes— par un immodéré et immérité retour à la fiction, au papier, aux savanes d'encres, aux savantes ratures et aux mille et uns cafés. Il y a désormais un grand péril de déperdition uni-globale de diversité biologique en germe parmi ces lignes, et mes stocks de résistance diminuent à vue d'œil comme ce silence grandit. Nul ne peut dire si quelque prurit électronique fils de l'addiction et de la désinvolture ne me forceront pas la main dans le sens d'épisodiques retours ? Comment savoir. Le pire n'est pas toujours sûr. Néanmoins, ma voix ne sera longue que dans le désert blanc, et je ne peux laisser pour l'instant qu'un souci d'explorateur à mes fidèles lecteurs. Acceptez donc parmi mes remerciements sincères, cet indéfinitif claquement de porte, et les modestes clics spatio-temporels qui vont avec. À bientôt donc, ici ou là…


mercredi 27 août 2008

MÉTRO STATION CORTAZAR

On ne le sait pas assez mais, entre 1914 et 1984, il y eut bel et bien une ligne de métro reliant Paris et Buenos-Aires ! Depuis Strasbourg-Saint-Denis, Sèvres Babylone ou Corvisart, on pouvait alors rejoindre Retiro, Puyrredon et Scalabrini Ortiz selon un itinéraire intempestif pouvant passer par Bruxelles, Majorque, Cuba, Nicaragua voire le massif du Lubéron. Faisant d'incessantes navettes sous l'Atlantique entre l'Ancien et le Nouveau monde, ce métro fantôme aura fini par tisser, en creux, le visage étrange et doux d'un écrivain franco-argentin dont les linéaments de chat oriental, d'axolotl américain et de boxeur en robe de chambre recoupent, ici et là, le tracé mondrianesque des plans du métro.
Dans un tel train mental, les personnages littéraires et les personnes réelles se croisent sans se voir si ce n'est dans les reflets des vitres opposées. Assis ou debout, ballottés par le cahot électrifié, ils ou elles lisent des livres qui parlent du monde et qui parlent des gens ; qui parlent d'autres mondes et qui parlent d'autre gens. Prenons par exemple ce jeune homme, au hasard dans la foule. Il vient de monter à Château-Rouge en tenant un livre de poche élimé où vibre déjà-toujours le récit d'un écrivain tentant d'écrire un cuento en se désespérant de ne pas être Adolfo Bioy Casares. Assis côté fenêtre, il a en face de lui cette jeune femme plongée depuis sept stations et une correspondance dans cet autre livre — peut-être du même auteur, qui sait ? — et où un bouchon de circulation sur l'autoroute du Sud est en train de tourner à l'épopée humaine, au cycle des gaz, de la vie et de la mort. La lumière syncopée des wagons fait défiler un reflet cinématographique sur les parois du tunnel. L'un face à l'autre dans le sens de la même translation rectiligne, ils avancent dans des directions et des lectures autonomes. Pendant ce temps-là, d'autres personnes montent et descendent du train. Dans le wagon suivant et comme dans n'importe quel wagon à Paris ou Buenos-Aires, une jeune femme noire vêtue de blanc, debout, la main gauche suspendue à la rampe verticale est sur le point de descendre de l'histoire de cet homme, assis dans son salon, qui lit une histoire dans laquelle un homme, assis dans son salon, est la victime probable de l'histoire qu'il est en train de lire… Devant elle et comme lovée dans un petit nuage verdâtre, une vieille dame respectablement coiffée d'un chapeau à voilette, ne s'attend certainement pas quant à elle, à voir bientôt surgir — sous ses yeux et sur ses genoux — les spectateurs enthousiastes d'un concert de musique classique qui, pris d'une fureur dionysiaque, vont sauter sur la scène et dévorer tout cru le chef d'orchestre. Toujours au hasard dans cette rame improbable entre la Porte d'Orléans et le Plaza Italia, plus loin, derrière ou devant, les passagers lisent. Qui un recueil de contes, qui un recueil de poèmes, qui un bestiaire, un récit, une nouvelle, un article politique ou le récit d'un combat de boxe… Qui un roman-paquebot, un roman-marelle, un roman-maquette ou un roman existentialiste… Toutes et tous écrits par ce même auteur qui, jadis, se fit appeler Julio Denis.

Les idées et les phrases, les sentiments et les trouvailles, les références et les fréquentations, les personnages, les amis, les amours et les désamours montent et descendent, se croisent et se mélangent, roulent et circulent, dans les sombres tubulures et les correspondances lumineuses de cette ligne transatlantique (non)-imaginée mais, suscitée par le génial Cortazar…