Un homme se penche par la fenêtre de son salon et sent se tête tomber. N'ayant rien senti venir, il ne voit plus rien, n'entend plus rien ; et surtout pas, montés de la rue, les cris horrifiés d'une pauvre passante. Il se dit que ce n'est pas grave. Que sa tête a dû rouler le long de la façade, ou rebondir plusieurs fois dans le platane du dessous, et finir un peu amochée sur le trottoir, pas très loin de la porte d'entrée. Mais étant donné le temps qu'il met à sortir de chez lui, sa tête a déjà fait trois fois le tour de la ville et roulé dans autant de caniveaux lorsque, enfin, il sort. À quatre pattes, il ramasse tour à tour un sac plastique, une boîte de clous rouillés, une bobine de fils multicolores et les restes d'un pigeon écrasé depuis une semaine, mais toujours pas de tête, d'oreille coupée, de nez écrasé ni rien qui leur ressemble.
Après un nombre incalculable de chutes et de blessures sanguinolées, l'homme sans tête finit par échouer dans un jardin public, pas très loin de chez lui. Comme à un animal sauvage, à un étrange intrus, les chiens et les chats du quartier en profitent pour lui faire l'aumône de leurs urines, de leurs baves, de leurs coups de dents et de leurs coups de griffes… Mais l'homme ne se démonte pas. Certes, il commence à perdre tout espoir de retrouver sa propre tête, mais il se dit soudain que, tout de même, en cherchant bien, il y a forcément sur Terre de quoi remplacer cette pauvre petite boule grise — du reste guère épargnée par la vie ces temps derniers.
À tâtons, il se met donc à explorer méticuleusement le jardin, faisant des essais comparatifs d'ersatz de tête. Il commence mettre entre ses deux épaules une poignée de feuilles mortes, trop cassantes en cette fin de saison. Il essaie ensuite une belle branche, et puis toute une brassée de branches. Il essaie aussi les détritus agglomérés d'une poubelle, et enfin une bonne grosse motte de terre meuble… Cette terre, fraîche, simple, presque douce lui procure aussitôt quelques sensibilités proches de la tête tombée. C'est ce qui lui fait songer aux fourmis. À la vie ouvrieuse et chaleureuse des fourmis, à leur réseau électrique sans fil et à leur communication chimique. Durant des heures, à quatre pattes dans les allées et les plate-bandes du jardin, l'homme sans tête va chercher une fourmilière à se mettre sur la tête. Il la trouvera au pied de ce qu'il ne sait pas être un chêne, et à une heure plus qu'avancée de ce qu'il ne sait pas être la nuit.
Effectivement, après avoir tassé sur son cou vide quelques poignées de terre fourmilière, le grouillement animal lui évoque peu à peu des souvenirs tout en lui provoquant des sensations dignes d'intérêt. Son monticule vibrionnant plus ou moins bien assuré sur les épaules, l'homme sans tête retourne chez lui d'un pas mieux assuré tout en se disant que, finalement, pourvu qu'on ait des idées pour la remplacer, ce n'est pas si grave que de perdre sa tête. Même si on a l'air un peu ridicule.
VAGUE DE PAPIER SUR LES CORRESPONDANCES ÉLECTRIQUES
Tout a une faim. Et j'ai une bonne demi-douzaine de chiens aboyant-famine aux crocs longuement plantés dans mes mollets. Je suis en colère. Contre moi-même. Je passe mes jours dans la jungle électrique à retourner ma tête dans tous les sens ; le mot de torticolis n'ayant plus le moindre sens pour un cortex défaisant sans trêve la nasse grise de ses méandres. Je vais rentrer sous ma tente. Et peu importe que j'y découvre un désert plutôt que des tentures achéennes et des coussins moelleux… Il n'y a plus de secret. Je dois retourner mes miroirs et entrer méthodiquement dans la nuit. Depuis quelques mois déjà, les espions de La Société Universelle de la Fiction enquêtent sur mon sujet. Leurs rondes silencieuses ont porté leurs pas jusque dans mes rêves sourcilleux, et je crois entendre des murmures et des sons électriques de l'autre côté du mur. Je crois qu'ils se penchent désormais sur mon épaule, comme des anges déchus ou des fantômes. Et ce n'est rien de dire que le sang frais de ce lieu se voit menacé d'ores et déjà d'un crime microbiologique… Le jour précis de son premier anniversaire, le blog du correspondancier est donc menacé —tel un récif corallien près les côtes australiennes— par un immodéré et immérité retour à la fiction, au papier, aux savanes d'encres, aux savantes ratures et aux mille et uns cafés. Il y a désormais un grand péril de déperdition uni-globale de diversité biologique en germe parmi ces lignes, et mes stocks de résistance diminuent à vue d'œil comme ce silence grandit. Nul ne peut dire si quelque prurit électronique fils de l'addiction et de la désinvolture ne me forceront pas la main dans le sens d'épisodiques retours ? Comment savoir. Le pire n'est pas toujours sûr. Néanmoins, ma voix ne sera longue que dans le désert blanc, et je ne peux laisser pour l'instant qu'un souci d'explorateur à mes fidèles lecteurs. Acceptez donc parmi mes remerciements sincères, cet indéfinitif claquement de porte, et les modestes clics spatio-temporels qui vont avec. À bientôt donc, ici ou là…
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