VAGUE DE PAPIER SUR LES CORRESPONDANCES ÉLECTRIQUES



Tout a une faim. Et j'ai une bonne demi-douzaine de chiens aboyant-famine aux crocs longuement plantés dans mes mollets. Je suis en colère. Contre moi-même. Je passe mes jours dans la jungle électrique à retourner ma tête dans tous les sens ; le mot de torticolis n'ayant plus le moindre sens pour un cortex défaisant sans trêve la nasse grise de ses méandres. Je vais rentrer sous ma tente. Et peu importe que j'y découvre un désert plutôt que des tentures achéennes et des coussins moelleux… Il n'y a plus de secret. Je dois retourner mes miroirs et entrer méthodiquement dans la nuit. Depuis quelques mois déjà, les espions de La Société Universelle de la Fiction enquêtent sur mon sujet. Leurs rondes silencieuses ont porté leurs pas jusque dans mes rêves sourcilleux, et je crois entendre des murmures et des sons électriques de l'autre côté du mur. Je crois qu'ils se penchent désormais sur mon épaule, comme des anges déchus ou des fantômes. Et ce n'est rien de dire que le sang frais de ce lieu se voit menacé d'ores et déjà d'un crime microbiologique… Le jour précis de son premier anniversaire, le blog du correspondancier est donc menacé —tel un récif corallien près les côtes australiennes— par un immodéré et immérité retour à la fiction, au papier, aux savanes d'encres, aux savantes ratures et aux mille et uns cafés. Il y a désormais un grand péril de déperdition uni-globale de diversité biologique en germe parmi ces lignes, et mes stocks de résistance diminuent à vue d'œil comme ce silence grandit. Nul ne peut dire si quelque prurit électronique fils de l'addiction et de la désinvolture ne me forceront pas la main dans le sens d'épisodiques retours ? Comment savoir. Le pire n'est pas toujours sûr. Néanmoins, ma voix ne sera longue que dans le désert blanc, et je ne peux laisser pour l'instant qu'un souci d'explorateur à mes fidèles lecteurs. Acceptez donc parmi mes remerciements sincères, cet indéfinitif claquement de porte, et les modestes clics spatio-temporels qui vont avec. À bientôt donc, ici ou là…


vendredi 13 mars 2009

MODESTE REMARQUE SUR LE RÉALISME DE L'ULYSSE DE JAMES JOYCE


Je ne sais pas si l'ironie sauvera le monde, mais elle peut sauver une journée. Dès lors, on peut effectuer à son tour et bien à son aise tout le périple péripatéticien de Stephen & Léopold et en utilisant simplement ces cartes et guides distribués gratuitement dans les pubs et les lieux publics : à mimer presque la posture de Julien Sorel sur les bords du Rhin, conduisant son cheval de la main gauche tout et tenant de la droite, la carte déployée des Mémoires du maréchal de Saint-Cyr… Le plus simple étant encore de lever ou de baisser le nez dans l'atmosphère dublinoise où s'engouffre allègrement à travers la saignée du port, le vent marin au bout de la Liffey. C'est-à-dire que chacun des 18 épisodes d'Ulysse est linéairement stigmatisé sur les façades et les trottoirs de la capitale irlandaise, sous forme de plaque de bronze —bas-reliefs ? L'ambition secrète —avouée et donc plus secrète— de James Joyce était de pouvoir servir un jour de base de données historiques et géographiques à la reconstruction de la ville au cas où celle-ci venait à disparaître. Lovely day for an earthquake ! Et c'est en raison d'une carence séculaire de séisme ou de tsunami depuis 1922, que l'œuvre joycienne a fini par avoir raison de l'Histoire, parvenant à ses secrètes fins sans en éprouver les moyens. Dont acte : les touristes littéraires de la ville l'arpentent —œuvre en main—, dans un hypallage miltonnien qui n'eut pas déplu à Borgès qui n'aimait pas Joyce ; quoique. Le roman est désormais gravé dans la pierre et comme qui dirait coulé dans le bronze. Roman totalisant d'une ville totalisant par elle-même des totalités et des schémas nombreux, indéfinis, mais non infinis comme on l'a fait justement remarqué… Ulysse est une œuvre ouverte et circonscrite à la fois. Relativement générale comme une énergie lumineuse avançant tout droit selon une trajectoire courbe, c'est aussi une tentative de réification littéraire, ayant servi par ses causes mêmes, la tentation réifiante lapidaire de la commune de Dublin. Le livre comme miroir de la cité, a donné naissance à une cité miroir d'un livre. Miroir fêlé, comme il se doit. Miroir effrayant, comme il se devrait. Symbole de l'art irlandais selon la trouvaille de Dédalus. Book of Kells. Victoire de l'auteur établie par défaut sur la fortune anti-cataclysmique de l'Irlande de l'Est. Autant que la base d'une démarche romanesque, l'ambition spéculaire de James Joyce était à la base de sa rage d'écriture ; visage de Caliban. Parfois la littérature créé du mythe comme ne contredirait pas Homère —haut-père roulé dans la farine irlandaise façon meunière. Et quoi ! Qui nous dit que la bibliothèque prouve l'existence de l'âme, soit Dublin en tant que métempsycose d'Ulysse ? Qui d'autre.

Le refoulé à taille urbaine de l'Ulysse de Joyce, prend une forme accomplie précisément là où naît le roman : à Sandycove, sur cette côte sud de Dublin, d'où jadis on surveillait les navires ennemis, et naguère les transatlantiques et les courriers débouquant. La fameuse Martello's tower —craignant le pavillon napoléonien a une étymologie corse— est ici bien sûr devenue musée. Elle est donc d'une part pourvue du sempiternel marketing de produits dérivés et d'éditions en tous genres et, d'autre part dépourvue d'émotions. Dans une vitrine cadenassée, au fond à gauche, l'une des éditions originales de Ulysses, lovée dans sa couverture blanche et bleue rappelant certes le drapeau grec, mais aussi et surtout les armoiries dublinoises-mêmes ! Depuis la plate forme de tir oui, la mer est bien toujours la même et couleur de vin. Toujours recommencée et toujours à se définir elle-même. Il y a toujours des hommes nus qui se baignent entre les rochers tout au long de l'année. Il y a toujours la tête d'un phoque coulissant sur le disque d'argent du port de Dun Laoghaire. On accède toujours à la petite tour par un sentier colimaçonesque, mais on va chercher son lait à l'épicerie Spar du coin. À l'étage gît donc la forme de réification joycienne la plus accomplie. La fameuse pièce commune où trône la cheminée. Tout a été ulyssé dans le sens du roman. Tout est décoré selon les descriptions de Joyce et jusque dans ses moindres détails. C'est le complexe de Joyce. Et ça va si loin dans le cliché que même les rêves prennent corps, puisqu'on a introduit dans la réalité un élément doublement fictif ! Cette fameuse panthère noire, apparue à Haines dans sa divagation nocturne est désormais belle et bien présente dans l'entablement de la cheminée. Véritable paradoxe, folle traduction, le fauve nous toise comme Dédalus la baie de Dublin. Mais on aura beau faire, ici aucun visteur n'a plus peur aujourd'hui, qui regagnerait nuitamment la capitale, en nuisette et pieds nus,après une rupture des plus sensiques de l'art hospitalier légué par Zeus. Sans demeure, les deux potes joyciens sont des sans-abrit beckettiens. Le premier chapitre du livre commence par telle rupture. Une tour comme une île au loin. Ne pas dormir. Ne pas céder. Boire pour ne pas oublier. L'ivresse est une extra-sensiblité. Le roman coupe, qui débute par la peur de la mort. La hantise d'une disparition qui dit son nom pour demeurer.