
(image d'Emmanuel Georges)
Le ciel vient de prendre cette très précise couleur de prune. La plage publique a ceci de commun avec l’intimité de la chambre à coucher ou de la salle de bain, que l'on y débarque souvent à moitié nu. Lorsque l'on dit à moitié nu, il y aurait lieu, ici, de le mesurer avec précision et mettre de côté — roulée en boule parmi les sacs plastique et les vieux mégots — s'il est humainement possible, sa propre avidité. Nul ne peut nier la dissipation chronologique du tissu de baignade. C'est un phénomène sociologique indéniable. Il y a un axe de recherche certain : Quel peut bien être en effet, le prorata de chair visible et de tissu acheté sous le même vocable de " tenue de bain " entre, d'une part les costumes bouffants d'un Deauville 1900, et de l'autre les strings brésiliens faisant cligner nos yeux comme des guirlandes électriques ? Il s'est bien passé quelque chose, là ? Il n'y a pas eu qu’une seule coupure épistémologique dans cette histoire. C'est une histoire de ricochets, la constitution collaborative d'une idéologie du raccourci, allant dans le sens du reste tout autour, le sens de la vitesse, de l'immédiateté, de la communication instantanée et de la cristallisation de tous ces critères. Même si les hommes ne sont pas épargnés par cette institutionnalisation, c’est chez les femmes que prédomine l’amenuisement du gabarit vestimentaire. Habitus qui prend les sens, ce déshabillage progressif est soutenu par une double logique voyant se croiser les courbes inversement proportionnelles de ladite surface de tissu et de son prix au mètre voire, au centimètre carré. Aujourd'hui, la force commerciale qui prédomine se réduit à constater qu'il ne s'agit plus guère de quatre petits triangles qui, plus ou moins adroitement, tentent de masquer les attributs sexués du règne féminin — c'est-à-dire de les mettre en valeur selon des morphologies hétérogènes prenant un malin plaisir à malmener l'effet masquant de ces modiques bandes passantes.
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Ce n’est pas la première fois qu’elle viennent. Je pense les avoir croisées plusieurs fois à la sortie de l'hôtel ou au tapas ? L’une est en jaune, l’autre en vert. Au fil des heures et des disparitions humaines sur la plage, sans bouger elles se sont pourtant considérablement rapprochées dans l’espace de mon esprit. Elles y galopent désormais comme de véritables amazones — dénudant leur sein pour mieux tirer leurs flèches ? — Il doit être 20/21 h. Tout le monde est parti, et il n'y a plus que elles, et moi dans l'attente de dieu sait quoi. Finalement, dans un lent mouvement de voilure, de vague au ralenti, les deux jeunes femmes s’élèvent au centre d’un bref calice de sable déclenché par la brise de mer, et se jettent en courant dans les vagues comme dans une carte postale. La scène a coulé le long de mon visage comme une goutte de sueur, mais la barre de mes lunettes de soleil m'empêche un instant de les suivre dans l'eau. Je me redresse brusquement — chien — attirant aussitôt leur attention. Ôtant mes lunettes, je retrouve un ciel crépusculaire à la perpendiculaire de leur regard et de leur probable rire intérieur. Je sens mon menton chuter sur mon sternum et je constate les dégâts. Elles se retournent, et les petits triangles jaunes, les petits triangles verts, s'avancent dans la mer mêlée ; je ne les vois plus que ointes par des reflets. J'ai oublié ce que je disais au début… À voir leur énergie natatoire, il semble qu'elles veuillent aller loin dans leur entreprise ? Je devrais en profiter pour filer. Je ne sais pas ! Il y a peut-être des courants ? Les pêcheurs parlent souvent de méduses encombrant les filets à cet époque de l'année. Elles devraient peut-être faire attention mes deux sirènes ? À moins qu'elles ne soient d'ici, et sachent tout cela bien mieux que moi. Elles sont déjà très loin, et la nuit qui avance en sens inverse. La marée est elle aussi descendue quand elles décident de faire demi-tour. Elles arrivent. Elles m'arrivent très vite dans une demi-obscurité qui les voile partiellement et dissimule, un instant, le but de ma présence ici et la raison pour laquelle je suis resté. Lorsqu'elles arrivent en effet au niveau de mes yeux, après avoir traversé la laisse de mer allongée, elles sont devenue mer. Chacune tient entre ses mains une petite boule essorée. L'une jaune, l'autre verte. Elles, ne semblent absolument pas surprises. Une seconde peut durer longtemps : On se regarde tous les trois. Cette fois, elles ne peuvent contenir leurs rires qui explosent sur mon sternum. Le fait est, qu'elles sont entièrement nues. C.Q.F.D.