Lors de sa conférence à la Sorbonne en 1979 —que la télévision française eut la bonne idée d'enregistrer—, interrogé sur l'actualité de ses lectures Jorge Luis Borges répondit que, depuis de nombreuses années déjà, il ne lisait pas ou peu ses contemporains, et qu'il préférait relire. Et à un trissotin tenant absolument à lui infliger oralement quelque passage d'un livre de Michel Butor ou de Robbe-Grillet je ne sais plus… où gisait la métaphore ultra-moderne d'une certaine "herbe molle" ! le vieil argentin répondit sans l'ombre d'une hésitation qu'il préférait de loin "l'herbe noire" de Victor Hugo et de son Booz endormi… Comme l'on a pu dire de tel grand artiste contemporain que sa plus grande œuvre fut sans conteste son emploi du temps, ainsi peut-on avancer l'idée que la plus grande œuvre de Borges fut probablement l'emploi de sa mémoire. La structure méandreuse de la plupart de ses contes et de ses poésies ne fait qu'épouser chimiquement les circonvolutions du cerveau humain qui définissent l'art de se souvenir comme un voyage odysséen au travers de lectures qu'il s'agit de mettre en correspondances selon le modèle mélancolique de Burton qu'il admirait tant : Comme un faucon aux longues ailes qu'on porte sur son poing, lorsqu'il est tout d'abord lancé et que, pour son plaisir, il décrit de nombreux circuits dans l'air, et continue à s'élever toujours plus haut jusqu'à ce qu'il ait atteint toute son altitude, ainsi l'ange sagittal de la mémoire décoche-t-il ses flèches courbes qui retombent sur le sol. C'est au niveau purement cortical un formidable exercice physique, un bain de jouvence permanent capable d'entamer jusqu'à la progression des rides et, plus grave, celle de la cécité. Une entreprise d'une sombre clarté, une ténébreuse ambition digne d'être chantée comme celle d'Ulysse ou de Martin Fierro, mais dont la vacuité est celle de ce piètre chevalier face à d'éternels moulins. La remémoration lente, toute humaine, de tout ce que l'on sait ou croit pouvoir savoir de son vivant est une pierre noire mortifère et comme posée au milieu du feu. Et qu'à Dieu ne plaise qu'elle soit jamais parfaite sans défaut ni coutures, l'auteur et son double sachant tous deux que la pire des malédictions fut celle du funeste Funes.
Le spectre du livre total —mallarméen ou autre— hante nombre d'entreprises littéraires universelles. Mais chez Burton jadis comme naguère chez Borges et, aujourd'hui, chez Quignard par exemple, il ne s'agit pas d'agiter la totalité de l'arbre-à-palabres et d'en laisser simplement retomber les fruits mûrs dans une bassine de cuivre… Si l'on secoue un livre, n'importe quel livre au dessus d'une table, qu'en tombe-t-il donc sinon d'autres livres ? Encore et toujours des livres. Cette opération de lectures-digestion-écritures étant la base même de toute forme de littérature, elle est donc à la portée du moindre plumitif se croyant assermenté par premiers ses poèmes d'amours heureuses… Dans son dernier texte, c'est encore et toujours à la mémoire —à sa propre mémoire— que Borges va comme on allait aux Dames. Sa vertu dernière venant se lover félinement dans le tiède espace de ses premières émotions, il est bien clair, et jaune translucide, que la masse des choses que l'on ignore étant de toutes les façons encore et toujours supérieure à l'idée même que l'on s'en fait, et qu'il est légitime et paradoxal de concentrer son ardeur sur ce qui est cher, profond, indéniable à qui sait qu'on ne domine point sa mémoire. Cette mémoire, qui : nous représente non pas ce que nous choisissons, mais ce qui lui plaît écrit Montaigne. Sortant tel un dieu grec tout armé de la bibliothèque paternelle, le petit Georgie ne pouvait que répéter et ré-écrire ( c.f Michel Lafon.) Pour l'enfant-roi de Palermo, son crâne tout enturbanné de rumeurs chevalines, de grincements de tramway, de chansons populaires, de rixes nocturnes, de grincements de citerne et de coassements de grenouille le vaste monde réel n'était qu'une pièce au bout de l'allée, à l'opposé précis du monde de la fiction. De ses jeux enfantins tapis au fond d'une cour arrière et en compagnie de la sœur aimée, le visage de J.L Borges fut aussitôt strié par les barreaux de fer noir du zaguan qui donnait sur l'horreur et les mystères de la rue et de l'almacen. Le petit Georgie fit de son imaginaire le tigre prisonnier d'un bureau tranquille entièrement muré de livres plus ou moins merveilleux. Dedans, dehors et entre les deux, il croyait sans doute à cette indéfectible horizontalité de l'Enfer, du Purgatoire et du Paradis ?